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Chronique de disque
Son Lux – Lanterns

28 octobre 2013
Rédigé par Sylvain Calves




Son Lux – Lanterns

Sortie le 29 octobre 2013

Note : 5/5

 

 

C’est effectivement – comme dit un peu partout depuis sa sortie – un grand disque. Exactement comme les deux précédents efforts de Son Lux, de son vrai nom Ryan Lott. D’où un problème au moment de rédiger cette chronique. Comment parler du nouvel album d’un artiste personnellement adulé depuis des années, mais soudain propulsé sur le devant de la scène, sans céder à une nostalgie trop mélancolique et toujours un peu réactionnaire ? Comment éviter la complainte sur le mode « ça fait longtemps que je le connais », souvent accompagnée d’un « ouais, bof, c’était mieux avant » de mauvaise foi ? Peut-être en commençant par mentionner également ses premiers efforts tout aussi indispensables. Parce que oui, Son Lux est grand aujourd’hui, mais l’était déjà hier.

À l’époque de son premier disque relativement confidentiel (At War With Walls And Mazes), Son Lux s’était vite retrouvé rangé dans une catégorie bien trop étroite pour les ambitions du jeune homme : l’électro. Jugement hâtif : il s’agissait en fait d’un chef-d’œuvre hybride entre musiques synthétiques, envolées pop et délires de mixeur fou. Le tout construit autour d’une phrase répétée comme un mantra d’une chanson à l’autre : « Put Down All Your Weapons, Let Me In Your Open Wounds ». Cette demande d’abandon annonçait clairement ce qui allait se retrouver au centre de son second opus, le bien nommé We Are Rising. Le malentendu était alors devenu flagrant : compositions classiques empruntant à la musique contemporaine, chœurs venus d’un pays non identifié, voire carrément imaginaire, beats délirants et voix crève-cœur. Il n’y avait plus de frontières, juste un paysage musical aussi vaste que sans limites. Exactement ce que nous retrouvons sur Lanterns, aujourd’hui soudainement (voire miraculeusement au vu du caractère exigeant de cette musique) plébiscité par l’ensemble de la presse hexagonale et d’ailleurs.

Cette reconnaissance un brin tardive est heureusement parfaitement justifiée. Car dès le morceau d’ouverture, Alternate World, les territoires sont bel et bien inconnus. Nous sommes ici et là-bas. Et même si Son Lux commence par résumer en 30 secondes l’intégralité du Devil’s Walk d’Apparat, il reprend très vite le contrôle de sa musique de manière totalitaire. La terre arpentée ressemble à un désert éclairé par plusieurs lunes. Cependant l’auditeur n’est pas seul. La fin cacophonique annonce qu’ici tout peut arriver et que tout le monde peut s’y inviter. Ce sera d’ailleurs le cas : DM Stith, Lily & Madeleine, Bon Iver ainsi que des membres de The Antlers, The Punch Brothers, Dirty Projectors et Mutemath viendront prêter main forte ici et là. Mais l’absence de compromis et l’aspect radical du disque empêcheront d’identifier quel fut, exactement, l’apport de chacun sur ce qui reste de bout en bout la création d’un seul homme. Pas de featurings glorieux ici ni d’invités en mal d’inspiration venus se ressourcer sur les fraîches compositions d’un confrère. Tous sont digérés, noyés dans les obsessions de l’auteur, seul maître à bord malgré tout.

Ainsi Lost it to trying (premier single, premier extrait) démarre dans une fanfare donnant l’impression que, tout à coup, tout le monde est là. L’ambiance lunaire déployée plus avant apparaît soudainement lointaine et les astres obstrués par un nuage épais et poisseux. Les rythmes faussement festifs évoquent un dance floor fréquenté par une horde de zombies affamés. Le morceau est riche et nourrissant, frisant le trop-plein à la manière d’un Sufjan Stevens période The Age Of Adz, provoquant l’effroi comme l’admiration. Brusque changement d’ambiance ensuite : Ransom est le premier morceau teinté de mélancolie, mais une mélancolie déglinguée puisant son essence dans un riff résolument 80’s (y a-t-il eu décennie plus tristoune ?). Il faudra attendre Easy (deuxième extrait, deuxième single) pour éprouver un vrai soulagement, une belle bouffée d’air frais : minimaliste mais impériale dès son ouverture, la composition se fait ensuite plus complexe avec l’introduction de cuivres dénotant parfaitement bien avec l’écriture pourtant traditionnelle du morceau. Un faux chaos, un chaos organisé. Déjà essoufflé par les morceaux précédents, No Crimes vous fait alors l’effet d’avoir pris un ticket pour ce grand huit dans lequel vous redoutiez de monter sans pouvoir y résister. C’est une centrifugeuse dont vous voulez vous extraire sans oser, parce que vous brûlez de savoir jusqu’où tout cela peut aller. Et cela va loin.

L’espace d’un instant, vous pensez pouvoir vous reposer brièvement avec Pyre. Mais le calme fait vite place aux idées noires, comme quoi chez Son Lux il ne faut pas souhaiter l’accalmie, elle est toujours trop agitée. Et vous vous retrouvez suffocant, mais un brin soulagé à l’écoute des premières notes de Enough Of Our Machines, empruntant brièvement au Pyramid Song de Radiohead. Long répit survenant trop tard pour ne pas se retrouver à bout de souffle. D’autant plus que vous êtes maintenant bien sur la lune mais en manque d’oxygène. Ne vous inquiétez pas : dans un final déchirant, Ryan Lott chante et respire pour vous. Perverse, la mise à mort a lieu dès le morceau suivant, à quelques mètres de la ligne d’arrivée : Plan The Escape est une chorale spatiale lancée sur les rails d’un train conduit par une machine dégénérée. Morceau de bravoure du disque, il nous laisse avec pour seule interrogation : « pourquoi, derrière cette chanson, une dernière ? »

La réponse ? Il est temps de se retourner et de mesurer la distance parcourue. Contempler les monts et vallées traversés. Se rendre compte que ce disque ne comportant que neuf morceaux en contenait en fait une belle centaine. S’apercevoir que le goût du risque, des amours mélangistes et un refus permanent de la stagnation aura ainsi traversé Lanterns de bout en bout, formant une cohérence parfaite avec les deux disques précédents de son auteur. Se retrouver enfin avec une interrogation abyssale en tête : « quel disque écouter après ça ? »