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Live-Report
Chapi Chapo Orchestra - Le Chinois

24 septembre 2014
Rédigé par Sylvain Calves

Il y a deux semaines, un mail collectif arrive. Il dit : « Qui veut couvrir le concert de Chapi Chapo pour My Cat Is Yellow ? ». C’était une proposition étonnante. Pour moi, Chapi Chapo, c’était le titre d’une mini-série pour enfants qui avait rencontré un énorme succès dans les années 70, succès aujourd’hui assez peu compréhensible. Même en bas âge, je n’avais jamais pu tenir plus de trente secondes devant ce truc.
Bien plus tard, j’étais tombé des nues en apprenant que le compositeur du thème musical de la série (avec ce refrain assez horripilant : « chapi chapo, patapo, chapo chapi, patapi… ») n’était autre que François de Roubaix. C’était sans doute une commande, un problème d’impôts, de frais pas prévus, qui avait obligé l’illustre bonhomme à s’atteler à l’écriture d’un tel morceau qui détonerait toujours avec le reste d’une discographie au demeurant exigeante et aventurière, aujourd’hui largement devenue culte.
Baptiser ainsi un groupe aujourd’hui semblait donc signifier deux choses : François de Roubaix serait une influence et la musique jouée aurait probablement trait à l’enfance. Et effectivement, renseignements pris à la lecture du mail, Chapi Chapo (le groupe – à partir de maintenant nous laisserons de côté toute allusion à ce dessin animé pourri) ne joue que sur des instruments jouets. Mais attention : comme me le faisait remarquer Alan, notre photographe et infatigable dénicheur de talents souvent bretons, « instruments jouets ne veut pas dire musique pour enfants ». Il avait raison.

Pour l’heure, lui et moi sommes au Chinois, cet endroit à mi-chemin entre le bar très cool et la petite salle de concert intimiste, et il n’y a malheureusement pas grand monde. Une première partie doit avoir lieu. Sans attendre davantage de peuple, un jeune type s’avance, jean tombant, tee-shirt fatigué, barbu mais pas hipster. Il ne monte pas sur la scène. Guitares, pédales et synthés sont installés juste devant, à même le sol. Il lance : « Ca va les joueurs de baby au fond ? Ramenez-vous sinon je vais me sentir un peu seul ».
Le premier morceau annonce la couleur : le garçon ne chantera pas, du moins pas au sens traditionnel du terme. On ne distingue que des onomatopées, des cris, des hurlements, mais aussi quelques chuchotements, une petite berceuse planquée là. Quelque chose de très primitif, presque de l’ordre de la régression. De la musique pour enfants ? Peut-être, mais qui sent pas mal le rototo, limite le vomito. Très vite, il faut envoyer les mômes se coucher. Les synthés sont lourds, le beat minimaliste s’infiltre dans le cerveau comme une sale idée derrière la tête. On pense brièvement au Frankie’s teardrop de Suicide, sans doute le morceau le plus oppressant jamais enregistré (essayez au casque, vous verrez).
Le type se lance aussi dans quelques reprises. Herman Dune sont les premiers à se faire décaper. L’énergumène revêt alors un costume de circonstance composé d’un vieux tee-shirt Bob Marley et d’une casquette avec rouflaquettes intégrées. La reprise est si transfigurée qu’il est impossible de reconnaître la chanson d’origine. En plus, ça n’a duré que 40 secondes. « Je tiens à préciser que j’aime beaucoup Herman Dune, si jamais ils sont dans le public ». Effectivement, il valait mieux le préciser vu l’étrangeté de la performance.
La suite est encore plus folle. Ce qui nous semble être des bruits d’animaux en voie de disparition se retrouve samplé en direct. Un rythme toujours entêtant vient encore un peu plus foutre le bordel dans la ménagerie. Le type lit (enfin, hurle) un texte écrit par un collègue, texte auquel on ne comprend que peu de choses. Brièvement, on croit saisir que ça parle de « la France » mais ça pourrait tout aussi bien parler de l’actrice « Cécile de France ». Notre étrange musicien parachève : « Ca fait 6 mois que je chante ça, j’ai toujours pas compris de quoi ça parle ». Nous non plus.
Au-delà du bruit et de la fureur émerge aussi un morceau magnifique, une tuerie musicale, construite autour d’un riff imparable, né dans la cacophonie, achevé dans des déclinaisons mélodiques toutes plus belles les unes que les autres. Le moment de grâce de la performance. Comble de l’ironie, le type demande alors au public : « Ca va, je vous casse pas trop les oreilles ? ».
Une dernière reprise. Devant le traitement radical infligé au morceau d’origine, Alan et moi hésitons : « A ton avis, c’est Rihanna ou Britney Spears ? ». En fait c’était Beyoncé, mais peu importe au fond, la version proposée ce soir semble juste sortir d’outre-tombe et on imagine qu’elle n’a probablement rien à voir avec l’originale. C’est le raccourci le plus efficace et vertigineux entre un mainstream ultra normatif et une musique marginale particulièrement obscure.
La performance s’achève avec, dixit, un « retour à l’impro », qui rappelle les moments les plus intimistes et expérimentaux de feu Sparklehorse. Le garçon minimise : « Mais depuis le début, je fais que de l’impro de toute manière » (l’air de dire : « Tout ça c’est un peu à l’arrache en fait »). Fausse modestie et on espère qu’il le sait. Son concert aura alterné avec brio gifles et caresses, sans prévenir. Au fond, il y avait dans tout cela un côté kid très spontané, doublé d’une certaine cruauté, une vraie violence, donc un truc finalement très enfantin. Le résultat était toujours généreux, souvent jouissif, parfois très beau. C’était Gregaldur. A voir en live pour un effet total.

Nous attendons la suite tandis que l’on remarque dressés sur la scène tout un tas d’instruments jouets que nous avons tous plus ou moins possédés jadis. La collection est impressionnante, presque digne d’un mini-musée. On distingue aussi quelques peluches mais également d’autres figurines étranges qui pourraient aussi bien faire office de sex toys croisés ici ou là.
Quand Chapi Chapo (rebaptisé pour l’occasion et à juste titre Chapi Chapo Orchestra) monte sur scène, les mômes sont là aussi à l’honneur, mais des mômes élevés aux thèmes musicaux enregistrés en 8bit, pour des jeux sur consoles depuis longtemps disparues. La toute première impression convoque ainsi les fantômes de Mario Bros période 80’s et son rival Sonic le hérisson.
Ca ne dure pas longtemps. Très vite, le groupe décide de durcir le son. Les disques laissaient penser qu’une sorte d’homme-orchestre assurait l’intégralité des rythmiques et mélodies mais la performance de ce soir est un parfait démenti. Certes il y a un piano toy, certes on siffle dans un mégaphone idéal pour jouer au gendarme et au voleur, mais il y a aussi le batteur qui joue lourd, très adulte, très live. Dès le troisième morceau, le voici torse nu, il est chaud, il est bouillant, il cogne et d’ailleurs le groupe tout entier décide d’en découdre.  
Sur Un triste jour de fête, pourtant petit bijou dans sa version studio enregistrée par un orfèvre minimaliste, on ne reconnaît plus rien. Les coutures craquent, le live pète les carcans trop étroits. On souffle allégrement dans d’énigmatiques tubes en plastiques, mais des synthés glauques enrichissent la chose, et à la fin une dégringolade mélodique emmène le tout vers une sorte de paradis idéal mais un peu triste.
Le groupe s’étonne d’un public qu’il juge trop sage. « On est en France ici ? A Brest, ils pogottent sur tout !». Juste devant la scène, il y a pourtant un jeune type habillé tout en noir qui ne ménage pas ses efforts pour entrer en transe. Sans doute un fan brestois de la première heure. Il est brièvement rejoint par un grand black en veste jean très années 80. Quelques pas de danse désorientés et l’homme s’en va déjà ailleurs, sans doute vers d’autres ivresses. Effectivement, la fête vire un peu au glauque mais c’est paradoxalement assez beau.
Dans une autre composition, on entend des enfants jouer dans ce qui pourrait être l’arrière-cour d’un vieil immeuble. Le morceau meurt doucement au contact de ces sons. Le groupe feint de rester dans l’insouciance : « On a plein de petits trucs avec pleins de couleurs, on a plein de petits jouets avec de la moumoute rose ». Belle tentative de se faire doux, mais c’est faux, la suite décline plusieurs riffs de guitares saturés et des batteries pesantes, personne n’est dupe.

Au début du concert, des gens dans le public murmuraient : « On dirait Amélie Poulain ». C’était vrai et faux à la fois. Certes, les disques de Chapi Chapo sont remplis de ces petites mélodies cristallines qui firent la renommée de Yann Tiersen, mais leurs passages sur scène évoquent des choses plus dures. De l’enfance, le groupe ne retient que les « grandes petites histoires », celles qui déchaînent colères ou passions sous les crânes juvéniles, que l’on vivait avec une extrême intensité. Cette époque où la vie nous paraissait faite d’odyssées forcément dantesques. Cette époque à laquelle on repense aujourd’hui avec nostalgie, et ce curieux sentiment que le monde est désormais plus petit que dans nos souvenirs.