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Live-Report
A Winged Victory for the Sullen - La Flèche d'Or

04 décembre 2014
Rédigé par Sylvain Calves

On aura appris une chose ce soir : ne pas juger la qualité d’un concert en fonction de son public. Cela aurait été rédhibitoire pour le groupe qui nous occupe aujourd’hui, A Winged Victory For The Sullen – titre à rallonge mais pourtant très poétique si l’on en croit la belle traduction que je vous laisse découvrir par vous-même.

Une curieuse image pour commencer : dans la salle de la Flèche d’Or, déjà plongée dans l’obscurité ; on avait l’impression qu’il y avait davantage de smartphones présents que de gens susceptibles de s’en servir. Comme des petites touches de lumières trop fortes, éparpillées, un repère de lucioles antipathiques. Juste des putains de smartphones partout, dans toutes les mains, tenus à bout de bras et exclusivement tournés vers soi.
Il y avait cette fille à la tenue étudiée, qui se prenait en photo à répétition, à travers son verre de vin (blanc, évidemment). Son copain en faisait autant. Etrange portrait d’un couple où chacun se photographie lui-même. Et les clics frénétiques qui s’en suivent, pour partager le résultat « en direct » (mais en direct de quoi ? Rien n’avait encore commencé et la salle était quasi morte).
Plus loin, on entendait des bribes de conversation, quelques fragments qui ne donnaient pas vraiment envie d’en savoir davantage, des concours de pauses et d’attitudes. C’était un peu la fête du name dropping tenant lieu de références culturelles, parfois aussi des petites mesquineries ordinaires.
En vérité, il est toujours déroutant de s’apercevoir que l’on aime la même musique que des gens auxquels on imagine ne pas ressembler. Mais au fond, ne sommes-nous pas toujours le hipster (ou le bobo) de quelqu’un d’autre ? Ces interrogations se faisaient plus envahissantes tandis que la salle se remplissait. Qui suis-je ? Ou vais-je et avec qui ? Et quel est le sens ? Patience…
Pourtant, plus l’attente se faisait longue, plus il devenait difficile d’envisager qu’une aussi belle musique puisse se déployer dans pareil contexte. C’était d’autant plus frustrant que l’on avait beaucoup aimé le disque, écouté sans relâche depuis sa découverte et qu’on était donc impatient d’entendre sa retranscription sur scène. Pour voir comment ces compositions purement instrumentales, souvent ouatées, comme jouées « en chambre », se confronteraient à une nouvelle épaisseur live. 

Heureusement l’attente fut de courte durée. Suite à l’annulation d’une première partie, le concert démarre à 20h30 précises. La section cordes – deux violons, un violoncelle – prend place au centre de la scène, deux filles et un garçon se faisant face « en triangle ». On s’accorde, prélude à un voyage qui s’annonce sans retour, tandis que les deux membres fondateurs du groupe retardent encore un peu leur entrée. Adam Wiltzie est le premier à prendre ses fonctions, guitariste arrangeur à l’origine de deux groupes ambient hautement recommandables, Stars Of The Lid et The Dead Texan. Il est enfin rejoint par le pianiste Dustin O’Halloran, autour duquel semble s’articuler l’essentiel des compositions du groupe.
La symétrie est parfaite. La configuration semble prometteuse. Les premières mesures de Atomos I retentissent, cette ouverture constituant l’un des sommets du disque, rivalisant sans préliminaire avec le Scotland’s Shame de Mogwai (une tuerie trop rarement mise en valeur, j’en profite). Sur la scène de la Flèche d’Or, la mélodie trouve d’emblée une nouvelle ampleur. Le souffle est là, puissant. Nous ne sommes déjà plus à Paris, et l’on s’apprête à explorer une autre géographie, à la rencontre d’autres musiques. A fond dans le trip, aux premières loges, tout contre le devant de la scène.
La réalité contre-attaque : deux mecs également au premier rang se retournent vers le public, délaissant le plus beau, la scène. Smartphones en main, évidemment. Ils demandent à mon voisin de les prendre en photo. Avec en arrière-plan le groupe fraîchement installé qui a à peine joué trois notes. De l’instantané qui tue l’instant. Un vrai contresens. Alors cette fois on a compris : c’est un concert qu’il faudra vivre les yeux fermés. Et tant pis pour le bel éclairage bleu nuit.
Paupières closes. Le groupe plonge dans des méandres qui leur semblent familiers. La maîtrise est palpable. Pour l’auditeur novice, le voyage est tout autant magnifique que déroutant. D’ailleurs, il s’agit davantage d’un concerto que d’un concert au sens pop du terme. C’est une performance qui n’aurait pas dépareillée entre les murs de l’IRCAM ou dans toute autre salle habituée au classique ou à la musique concrète. Le groupe joue son nouveau disque en intégralité, sans interruption ni applaudissement. Comme une pièce unique aux segments indissociables. On ne dira donc pas ici qu’on a préféré telle ou telle « chanson », mais plutôt tel ou tel « moment » - en vérité, on les a tous aimés.
Il y a ce piano lunaire et subtilement désaccordé, déjà croisé chez Thom Yorke ou Sparklehorse (cela tombe bien : l’un des membres du groupe a effectivement collaboré avec Mark Linkous). Plus loin, on plonge soudainement dans une fantasmagorie esquissée sur les morceaux les plus barrés de Sigur Ros, parfois aussi croisée sur le dernier album de Boards Of Canada, quand elle se teinte de nuances plus électroniques. Mais le groupe est vraiment à son meilleur lorsqu’il vient jouer sur les terres de Max Richter, et réussit à l’exproprier. Après celà, côtoyer Steve Reich reste une ambition folle à laquelle la formation renoncera finalement, et ce n’est pas plus mal – Steve Reich est inimitable
Plus d’une heure ininterrompue ont filé en dix secondes. Les yeux fermés, éloignés de la scène pour plus de confort, on ne s’est aperçu de rien. Le guitariste (le mot est faible, trop réducteur) prend alors la parole et on comprend que la fin est proche : sans fioriture, avec une économie de mot, il remercie la partie corde, quelques noms, pas tous. Le concerto n’est pourtant pas tout à fait terminé : renouant avec une tradition plus rock, un rappel s’annonce. Ce sera la Symphonie Pathétique, morceau tout en faux calme figurant sur le premier album du groupe. Une composition si parfaite et imagée que l’on jurerait qu’il s’agit là d’une bande originale de film (au hasard : ceux de Terrence Malick). Enfin, en guise de conclusion, une petite virgule, quelques notes qui s’évaporent au contact de l’air, comme une façon de « ne pas finir » pour quitter la scène en douceur.

Quand les lumières se rallument et que l’on est de nouveau brutalement confronté aux gens autours, toute animosité a disparu. On flotte un peu et ce nouveau contexte rend absurde tout sentiment négatif. Personne n’a l’air pressé de regagner la rue et beaucoup s’attardent encore sur les lieux d’une extase encore palpable. L’atmosphère est feutrée, les conversations presque chuchotées, les sourires sont sur toutes les lèvres. Tout ne semble qu’amour et compréhension d’autrui. Il aura fallu toute la beauté de cette étrange musique pour en arriver là.
Mais quand même, note pour les prochaines fois :le téléphone, c’est bien aussi rangé au fond de la poche…