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Chronique de disque
Mogwai - Rave Tapes

07 février 2014
Rédigé par Sylvain Calves

Mogwai – Rave Tapes

Sortie le 20 janvier 2014

Note : 2/5

 

 

Il pleut en Écosse, mais on pleure en France, alors que quelque chose de profondément malheureux se dégage à l’écoute du dernier album de Mogwai, Rave Tapes. Hélas, ce spleen persistant ne provient pas de la qualité des compositions. Si la tristesse pointe ici régulièrement le bout de son nez, c’est avant tout parce que nous voilà aujourd’hui contraints d’endosser un rôle dont nous ne voulions pas : celui de fossoyeur d’un groupe que l’on plaçait pourtant au-dessus de tous, trônant parfois au côté d’une autre formation elle aussi longtemps intouchable, Radiohead.
Le plantage (parfois relatif) de Rave Tapes en rappelle ainsi un autre, celui du dernier disque en date de la bande de Thom Yorke : The King Of Limbs. À première vue, les deux groupes ne partagent pourtant pas grand-chose. Encore que.

Nés tous les deux au début des années 90, ils ont immédiatement dominé un courant musical qui allait vite s’avérer trop limité pour leurs ambitions : le post rock pour Mogwai, le rock indé pour Radiohead. De cette première période émergeraient notamment deux classiques instantanés : Young Team d’un côté, Ok Computer de l’autre. Deux albums cultes pour l’auditeur. Mais simple transition vers « autre chose » pour leurs auteurs.
Là où la plupart se seraient ensuite contentés de décliner une recette gagnante sans sortir d’un registre restreint, ces deux formations ont au contraire préféré prendre la tangente pour emprunter des chemins plus escarpés. Un hors-piste radical qui allait constituer la période la plus fascinante de leurs existences. Pour la troupe d’Oxford, ce fut Kid A et ses guitares mises au pilori. Pour la bande de Glasgow, il y eut le bien nommé Rock Action et ses noces hybrides entre acoustique et électrique, mariage célébré par un songwriting résolument classique, mais jusque là insoupçonnable chez ce groupe davantage habitué aux saturations et aux libres formats. Une démarche parfaitement inversée pour les uns comme pour les autres. Seul point commun : une même volonté de déjouer toutes les attentes et tous les pronostics.
La décennie suivante verrait Mogwai et Radiohead remporter haut la main un défi insurmontable pour tant d’autres : développer des sonorités qui n’appartiennent qu’à eux, sortir des disques à intervalles réguliers, marquer à chaque fois d’une nouvelle pierre blanche la musique rock des années 2000. Tout cela en évitant systématiquement la redite, l’auto-parodie, pour privilégier avant tout le plaisir de l’expérimentation, sans jamais se soucier du reste. Élargir son public sans jamais avoir à servir la soupe. La réussite fut telle qu’il n’est pas exagéré de parler ici d’hégémonie. Jusqu’à aujourd’hui, où nous voici donc confrontés à ce qu’il faut bien désormais appeler un cas d’école : le tristement célèbre « album de trop ».
Oxford vs Glasgow pour la terre natale. Mogwai vs Radiohead pour les grands noms. Un match dont aucun des deux ne sortira vainqueur. Comparaison en dix points de ce qui restera comme la première déception émanant d’un groupe qu’on se refuse pourtant à dézinguer complètement, au nom d’un trop-plein d’amour éprouvé jadis. Jadis. Le mot est lâché et le mot fait mal. Mais sa réalité indéniable blesse encore davantage.

1.     CE DISQUE N’EST PAS UN ALBUM
Sur Rave Tapes, deux parties distinctes cohabitent. Or la première, qu’on qualifiera ici d’énervée, s’accommode mal d’un changement de registre aussi brutal que mélancolique dans sa deuxième moitié. La même rupture sans finesse était également à l’œuvre sur The King Of Limbs, qui voyait Radiohead jouer la carte de l’expérimentation tous azimuts avant de rentrer sagement dans les clous à mi-parcours pour un finish plus posé.
Dans les deux cas, la tentative est ratée. Subsiste à l’arrivée le sentiment désagréable d’entendre deux EP mis bout à bout artificiellement, à la hâte, sans réelle cohérence. D’autant plus que rien ici n’est véritablement innovant, convoquant au mieux les souvenirs de sommets déjà grimpés plus haut et en meilleur forme sur des disques précédents. À chaque fois s’impose la sale impression que le groupe joue sur ses acquis.

2)   CE DISQUE EST TROP COURT (ce qui ne devrait pas forcément être un reproche)
Si les huit pistes de The King Of Limbs semblaient en effet bien pingres, cette affirmation n’est pas exactement vraie concernant Rave Tapes, qui conserve un format peu différent des précédents disques de Mogwai. Mais un problème similaire survient à l’écoute de leur dernier opus. De trop nombreuses petites foulées (au hasard : Hexon Bogon) côtoient de plus rares marathons (Remurdered). Le point commun entre les deux disques ? C’est indéniablement trop peu.

3)   PEU DE BONS MORCEAUX MAIS QUELQUES TRÈS BONS MORCEAUX
Les deux groupes ont proposé en avant-première un single qui, paradoxalement, allait constituer un classique instantané. Leur seul tort ? Figurer sur un album mineur. Ainsi, Lotus Flower laissait présager un nouvel album de Radiohead assez dingue, entre électro et - plus inattendu - soul music.
Ici, Remurdered reste LE morceau de bravoure de Rave Tapes. Paru très voire trop tôt (le titre était disponible trois mois avant la sortie du disque), la chanson apparaît aujourd’hui comme l’éclaireur devenu kamikaze d’un album dont on attendait du coup énormément, l’ambassadeur d’un disque qui ne s’avérerait finalement jamais à la hauteur de ce premier extrait.
De même, ces deux opus hautement dispensables se clôturent par un morceau tout aussi inouï. Chez Radiohead, ce sera la rythmique lunaire de Separator. Chez Mogwai, The Lord Is Out Of Control, à la toute fin, sonne presque comme une façon de s’excuser, de dire pardon. Et nous fait d’autant plus fantasmer sur ce qu’aurait dû être ce disque si l’on n’était pas déjà arrivé au terme de son écoute.

4) LA-CHANSON-EXPÉRIMENTALE-QUI-AURAIT-PU-ÊTRE-BIEN
Elle est présente sur les deux disques. Cette chanson « chelou » censée témoigner de la caution expérimentale soi-disant toujours intacte du groupe. Sur The King Of Limbs, c’est Feral, ses sonorités discordantes et la voix de Thom Yorke réduite à de simples onomatopées. En réalité un ratage complet et inaudible (sauf en live, nous y reviendrons).
Sur Rave Tapes, il y a Repelish, un moment dont on attendait beaucoup tant ses intentions semblaient taillées pour le groupe. Jugez plutôt : sur un riff lourd mais rond (que le groupe a déjà maintes fois décliné, en mieux), un type nous parle d’une théorie relativement connue nous assurant que si l’on écoute à l’envers le Stairway To Heaven de Led Zeppelin, nous entendrons alors des versets sataniques, suggérant donc ainsi que le rock est bel et bien la musique du Diable. Parfaitement anecdotique à l’arrivée, en tout cas complètement hors sujet sur cet album, le morceau frise en fait le ridicule. À titre de comparaison, nous sommes ici bien loin de l’introduction de Yes I’m A Long Way From Home et son phrasé issu de commentaires enregistrés à l’arraché auprès de potes du groupe, qui constituaient l’ouverture parfaite de Young Team en 1995.

5)   L’ALBUM CONCEPT TROP AMBITIEUX (et un peu foireux à l’arrivée)
Sur The Kings Of Limbs, les compositions étaient noyées dans une idéologie mêlant un arbre source mère, des ramifications entre la terre boueuse et la lune souveraine. Un arrière-plan assez fumeux, pour ne pas dire fumiste.
Rave Tapes prétend parler d’un monde empruntant autant à Kraftwerk (les synthés pour le son) qu’au livre 1984 de Georges Orwell (l’œil !), le tout teinté d’une imagerie à la Metropolis de Fritz Lang. C’est trop. A l’arrivée, pas grand-chose de tangible, tout étant sacrifié sur l’autel de l’esthétique avant tout, sans aucune considération pour le fond. Même les titres des chansons, qui chez Mogwai tenaient auparavant d’un génie aussi obscur que ludique, se retrouvent ici pétard mouillé, simple gimmick effectué dans le vide. Même plus drôle. N’évoquant plus rien.

6)   L’ÉDITION TROP MASSIVE
Comme pour faire oublier la pauvreté de la plupart des compositions, et le côté globalement anecdotique du disque, Rave Tapes joue à fond sur le packaging. Vous pouvez ainsi vous procurer l’album en super box set, en moins super box set, et même en K7 audio. Sans parler des deux chansons bonus réservées à la primeur de ces supports improbables que vous n’aurez donc pas forcément l’occasion d’entendre (peut-être auraient-elles sauvé le disque, même si, après un rapide passage sur YouTube, force est de constater que ce ne sera absolument pas le cas).
Déjà The King Of Limbs vantait crânement les mérites d’une édition « newspaper » (on a toujours pas bien compris de quoi il s’agissait exactement), ultra riche (pour l’artwork envahissant, pas pour la musique absente), et censée se désagréger naturellement avec le temps comme un vulgaire légume qu’on laisse vieillir (mon double vinyle et ses 50 pages de papiers mâchés l’accompagnant sont pour l’heure toujours intacts). À l’arrivée, fans de Mogwai et Radiohead auront surtout tous les deux beaucoup trop raqué pour un disque – faut-il le répéter – assez mineur.

7)   DES CLIPS MORTELS
Il y avait le clip de Lotus Flower montrant Thom Yorke en pleine démonstration d’une danse toute personnelle, quelque part entre la marionnette désarticulée et l’alcoolique bien imbibé.
Dans un autre registre (disons : moins burlesque), la très belle vidéo de The Lord Is Out Of Control scotche tout autant. Errance visuelle qui demeure de bout en bout captivante, le clip surprend également par son lieu de tournage, Hawaï, ici déclinée tout en nuances de gris assez surprenantes. Un sosie de Denis Lavant sert plus ou moins de fil conducteur, et son visage est un paysage tout aussi fascinant que les décors arpentés.

8)   DES LIVES EXCEPTIONNELS
Rave Tapes et The King Of Limbs constituent également deux bons exemples de disques assez ratés mais qui, une fois retranscrits sur scène et débarrassés de tous leurs chichis de production, donnent lieu à des performances live explosives. La récente tournée de Radiohead l’année dernière témoignait d’une santé intacte venant rassurer l’auditeur dépité par leur dernière livraison. Il suffit d’écouter leur prestation dans l’émission From The Basement pour s’en convaincre : le groupe retrouvait alors une énergie, une urgence, cruellement absente de leur album studio.
On peut penser qu’un même phénomène est en voie de se répéter au cours des prochains concerts de Mogwai. Au moment où le groupe entame une tournée mondiale, de nombreuses anciennes chansons un peu oubliées semblent refaire surface dans des versions transfigurées sur scène. D’autre part, même les morceaux les plus faiblards de Rave Tapes ont l’air méconnaissables. Les premiers échos recueillis sur Internet (même sous forme de vidéos Iphone pourries) ont l’air proprement assourdissants. Confirmation définitive le 3 février prochain à la Cigale.

9) LES « SIDE PROJECTS » SONT DÉSORMAIS PLUS EXCITANTS
Qu’il s’agisse des escapades faussement solitaires de Thom Yorke au sein de Atoms For Peace, ou de Mogwai composant entre deux albums la bande originale d’une série (Les Revenants), force est de constater que les enregistrements effectués « en parallèle » surpassent maintenant les fournées « officielles ».
Ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle tant cela témoigne au contraire d’une vitalité toujours intacte. On guettera donc avec une impatience à peine émoussée les prochains enregistrements.

10) UN DISQUE CENSÉ SE BONIFIER AVEC LE TEMPS (comme un grand vin)
C’est l’Argument imparable supposé faire taire les voix discordantes, assené au forcing par une presse musicale globalement complaisante (sous-entendu : « si vous êtes déçu, c’est parce que vous n’avez pas assez écouté »). Dans une récente critique des Inrocks, on peut ainsi lire que certes le disque a l’air décevant, mais qu’en fait non, à force d’insister, en écoutant super attentivement, tout cela devrait aller. Et l’album d’écoper de la note de 4,5/5, comme ça, finalement assez gratuitement, presque « au cas où ».
Admettons, d’autant plus qu’il nous est arrivé à tous de réévaluer un disque des mois après sa parution. Difficile peut-être de se prononcer aujourd’hui de manière définitive sur Rave Tapes, sorti il y a quelques jours à peine. En revanche, on sait déjà aujourd’hui que The King Of Limbs, lui, n’a définitivement rien gagné avec les années. Bien au contraire.