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Chronique de disque
Julien Baker - Turn Out The Lights

02 novembre 2017
Rédigé par François Freundlich



Julien Baker - Turn Out The Lights

Sortie le 27 octobre 2017

Note : 5/5



Lorsque l’on a découvert Julien Baker vers la fin de l’année 2015 avec son ardent premier album Sprained Ankle (chroniqué dans ces pages), on ne pensait pas qu’elle deviendrait, au fur et à mesure des mois et des écoutes, notre artiste actuelle préférée. Pourtant, après l’avoir suivie à de multiples concerts, en Espagne, en Allemagne ou au Portugal, il faut avouer que rares sont les artistes qui nous auront marqués à ce point. L’impatience était grande avant la sortie du second disque de la songwriter de 22 ans originaire de Memphis. Après avoir signé sur un label international et obtenu le début de la reconnaissance qu’elle mérite, nous y voyons évoluer Julien Baker comme une artiste majeure de sa génération.

 

La capacité que possède Julien Baker à nous faire ressentir instantanément ses morceaux organiquement, à nous parler directement et à nous déboussoler immédiatement, est intacte. L’écoute de Turn Out The Lights ne se fait pas sans dommage. La fragilité mais aussi la force ressentie dans cette voix juvénile et éruptive nous atteint directement, les réactions épidermiques et lacrymales pouvant suivre rapidement. Ces boucles de guitares électriques, teintées d'un piano résonnant et autres violons trépidants renvoient à une musique intemporelle, onirique et dépouillée. Ses influences ramènent évidemment à Elliott Smith, s’inscrivant dans sa lignée évidente. Mais Julien Baker se situe au-delà, comme si elle était un objet stellaire à part entière, appelé à devenir une artiste marquant sa génération. Elle semble avoir déjà vécu plusieurs vies derrière sa voix d’adolescente lorsqu’on l’écoute chasser ses démons sur ses textes d’une beauté incandescente. Elle passe subitement du paisible au fiévreux et n’aurait besoin d’aucun habillage, comme l’illustre ce passage a capella sur le titre Sour Breath, mais les arrangements folk délicats ne font que renforcer la magie qui s’en échappe.

 

Turn Out The Lights semble parfois avoir été interprété dans la solitude d’une maison abandonnée, éclairée à la bougie, à l’image de cette ouverture où la songwriter semble s’installer au piano. On en retiendra l’une des plus belles transitions entendues, avec cet enchaînement vers le premier single Appointments. Ses propres chœurs se répondent sur ce titre au final épique où la voix s’envole déjà très haut avec ces « Maybe it’s not, but I have to believe that it is ». Le single titre Turn Out The Lights représente à lui tout seul tout ce que Julien Baker peut faire de plus beau. On avait eu l’occasion d’entendre ce morceau en concert pour la première fois dans un petit club d’Heidelberg et les frissons ressentis à l’époque refont leur apparition sur cette version studio enivrante. La voix est d’une profondeur suffocante malgré la simplicité avec laquelle elle déclame « There’s always tomorrow I guess ». Que dire de cette quiétude profonde se transformant subitement en explosion vocale avec cette guitare post-rock d’une puissance libérée après avoir été contenue ? Sidéral. Ses textes semblent nous parler directement, comme sur ces répétitions finales « The harder I swim, the faster I sink » de Sour Breath, nous prenant au corps, pour mieux nous envelopper dans l’un des moments les plus haletants du disque. Julien Baker s’essaye également aux ballades contemplatives en piano voix, comme sur Televangelist, semblant presque jouée dans le chœur d’une église avec cet écho spirituel sur la voix. Le piano se transforme en orgue sur un refrain nu, d’une tristesse teintée d’espoir.

 

Les entrées de violons lancinants sur Everything That Helps You Sleep, autre titre au piano, nous bouleversent complètement, davantage encore avec cette voix criée qui semble s’arracher son propre cœur. D'une manière générale, les arrangements au violon, grande nouveauté du disque, sont d'une perfection insondable. Les textes possèdent toujours ce vague à l’âme teinté d’espoir, comme sur Hurt Less, où Julien explique qu’elle ne portait pas de ceinture de sécurité en voiture, ne voyant pas l’intérêt de se sauver, jusqu’à ce qu’elle trouve quelqu’un à qui penser. Les chœurs de Matthew Gilliam (avec qui elle officiait dans son ancien groupe punk Forrister, anciennement The Star Killers) apparaissent alors, dans un duo en forme d’élévation magique et d’ode à l’amitié. La guitare acoustique fait finalement son apparition sur Even, titre pouvant rappeler l’excellent Everybody Hurts de son premier disque avec cette guitare sombre et entêtante. Ce petit côté pop ressortant de certaines tournures de phrase est toujours là pour nous surprendre, même s’il s’agit de jurer Dieu qu’elle allait mourir… Les démons ne disparaissent jamais vraiment. Julien revient sur cette noirceur qu’elle porte en elle et se demande de multiples fois sur les morceaux comment se guérir et être une meilleure personne. Le dernier titre de l’album Claws in Your Back en est l'absolution ultime et certainement le plus fort, celui qui nous griffe le dos dès la première écoute. La voix se fait crispée et sombre, le piano est plus poignant que jamais. Le tourment qui s’en dégage nous noie complètement, nous fermant les yeux jusqu’à ce final et ces répétitions « I wanted to stay » nous laissant éberlués par l’intensité et la ferveur se dégageant de ce cri libérateur achevant l’album.

 

Ce second disque de Julien Baker la voit entrer dans la cour des très grands artistes de notre époque. Il est empreint d’une humanité brillante, capable de nous laisser dans une langueur paisible ou de nous enflammer la peau en un rien de temps. Il restera à n’en pas douter comme l’un des grands disques de cette décennie, retranscrivant parfaitement les émotions gigantesques vécues lors de ses prestations live. Il ne reste plus qu’à la remercier d’élever la musique au niveau auquel elle devrait être, très haut dans les nuages.